Objectif : Sâmbata de Jos, va rog !

Le temps, toujours le temps… Le temps restera-t-il beau ? Le temps nous sera-t-il suffisant pour parvenir ce soir au gîte où nous sommes attendus ?

Pourvu qu’il ne pleuve pas. Nous détestons tous les deux  la pluie. Elle nous glisse en traînées froides dans le cou, malgré le chapeau à large bord dont je me suis munie. Elle me trempe les fesses, les doigts deviennent gourds, glissants. Une horreur ! Quand à toi elle rigole le long de tes oreilles, dégoûte sur ton front, bien que tu l’en chasses d’un vif coup de tête. Tu prendras un air affligé, et la tête basse, glissant dans la boue des chemins, tu continueras courageusement à avancer, rêvant néanmoins d’un abri chaud et sûr, pestant peut-être intérieurement que je t’ai entraîné dans cette aventure. Mais ça bien sûr tu ne me le diras jamais !

C’était un rêve, partir, tous les deux, rien que tous les deux et… Un monceau de matos indispensable bien sûr ! Puis Caïd a voulu venir, légitimement je ne pouvais le dissuader. De toute façon il ne nous gêne pas, il va, vient, trottine autour de nous, lève un lapin innocent, admire un terrier. Bref, ce n’est pas un compagnon bien envahissant. Tu le regardes de temps à autre tout en mâchonnant une longue tige de graminée, je sais bien ce que tu penses. Tu te dis qu’il dépense beaucoup d’énergie pour pas grand-chose ! Que veux-tu c’est un chien, c’est dans leur nature, toi tu es un sage et de toute façon la chasse ce n’est pas ton truc !

Nous voici donc partis depuis… Combien de temps déjà ? Ah, ce mot ! Je m’horripile avec ! Le temps, le beau temps, le moche temps, combien de temps avons-nous… Bref nous sommes partis ça fait finalement pas très longtemps, même s’il nous paraît le contraire. On a laissé la pseudo civilisation loin derrière nous, avançant gaillardement à la conquête des Carpates.

Les Carpates… Un nom qui a lui seul recèle tout un pouvoir magique de rêves, d’émotions et de frissons. J’imagine des sommets enneigés, des rocs vertigineux, des châteaux peu accueillants, des silhouettes noires dans la nuit… Toi tu n’imagines rien, tu somnoles en digérant ton casse-croûte, comme d’habitude ! Les yeux mi-clos tu secoues la tête afin de chasser une mouche importune. Si je te parle alors, tu hausses un œil ensommeillé, pour finalement soupirer de mon bavardage !

Après avoir couru les boutiques spécialisées, commandé mille et un articles indispensables, bourré le tout dans les sacoches et les fontes, fait et refait tout le périple en étudiant la carte à la loupe, nous voici à présent sur les chemins.

Ca y est ! Le soleil printanier nous accompagne depuis le début de notre odyssée et je n’ose croire à la réalité de tout cela. Je passe une main dans tes longs crins gris, c’est un geste si habituel que tu n’en frémis même plus. Moi ça me rassure et me persuade mieux qu’un pinçon que tout est « pour de vrai » ! Le terrain n’est pas mauvais, nous avons beaucoup de chance. Nous ne glissons guère dans ces chemins confortablement herbeux. L’air est frais malgré le soleil, et un vent infime nous emmêle les cheveux.  Enfin juste les miens ! Nous respirons à pleins poumons cet air chargé de l’odeur des forêts de résineux, du foin fraîchement coupé, des tapis de fleurs que tu piétines allégrement. La tête me tourne presque, heureusement tu sais garder le cap et tu ne te laisses pas distraire pour si peu. Tu écoutes le chant amoureux de quelques oiseaux postés dans la cime des épicéas tout proche, continuant néanmoins à avancer de ton pas élastique, souple et ondulant tout à la fois. Je me laisse aller dans le fond de ma selle, les rênes détendues, te confiant la responsabilité de nous guider.

Je songe à Patrice qui n’était pas très chaud de nous voir partir ainsi à l’aventure. Comme d’habitude j’ai su le convaincre, ce que femme veut… Chacun connaît la suite ! Alors nous voici ici, au cœur de ces forêts mystérieuses de Transylvanie. Il nous a accompagné en voiture pour ma part, et en van ultra confort pour la tienne, jusqu’aux abords de Sinaia, dans la splendide vallée de la Prahova que nous nous faisons fort de remonter jusqu’à Brasov et peut-être plus loin encore. Avec un pincement au cœur nous l’avons abandonné là, lui la jeep et le van bordeaux, cachant sous son attitude calme une certaine inquiétude. Toutefois que peut-il m’arriver avec deux body guards tels que Caïd et toi ?

Pour l’instant nous traversons une forêt immense de sapins étrangement voilés d’écharpes de lichen, ou tes battues résonnent sourdement sur un sol recouvert d’aiguilles et de mousse. Caïd est comme fou. Il relève le panache noir et blanc de sa queue reniflant le passage d’un cerf ou d’un chevreuil dont les bois regorgent. Tu regardes son agitation avec toute la condescendance de ceux de ta race, bien conscient de ta supériorité par rapport à un simple canidé !

Comme toujours tu avances d’un pas vif, dans un déhanchement digne d’un marcheur sélectionné pour les prochains JO, tes longs crins gris volètent doucement dans la brise fraîche. Tu refuses de sursauter lorsqu’un écureuil roux et curieux saute sur une branche tout prés. Tu encenses seulement, alors que mon cœur manque un battement. J’ai un peu honte mais tu es plus courageux que moi ! Caïd lui aboie joyeusement après, il s’enfuit aussitôt dans un éclair de rousseur, affolé par ces visiteurs importuns !

Nous atteignons enfin l’orée du bois. Des vallées et des collines couvertes de champs et de prairies nous attendent. Nichés au pied de montagnes embrumées se cachent de minuscules hameaux oubliés, trop à l’écart de circuit touristique ordinaire. Tu abordes de ton pas ample et affirmé un chemin de terre touffu d’herbe folle, bordé de champs où déjà s’activent de nombreux paysans pour les premières fenaisons. Ici pas de tracteur, nulle commodité moderne, seules la main et la sueur des hommes et des bêtes permettront de couper l’herbe et de la mettre en impressionnantes meules. Pour l’instant une bonne dizaine de personnes de tous âges, coupent avec une régularité et une précision de métronome l’herbe haute et grasse. D’un seul coup de faux voici une brassée qui retombe bien à plat. De temps à autre les faucheurs s’arrêtent afin d’aiguiser leur lame étincelante sur une pierre qu’ils conservent dans leur poche. Immuablement ils recommencent.

Je suis fatiguée rien que de les voir faire ! Des enfants joyeux et dépenaillés leur apportent à boire en courant. Ils m’aperçoivent et viennent vers nous en nous faisant de grands signes. Ils éclatent de rire lorsque je leur lance un « Buna ziua » à l’accent hésitant.

Laissant les faucheurs derrière nous, nous continuons notre route. Nous sommes attendus ce soir dans un petit village, où nous logerons chez l’habitant. C’est  la première nuit de notre aventure, aussi je bourdonne d’appréhension : ne pas trouver le village, ni le gîte, que celui-ci ne soit pas à la hauteur de mes espérances, qu’ils n’aient pas prévu à manger pour toi… Heureusement ton flegme me soulage. Je sais pourtant parfaitement que je peux compter sur l’hospitalité roumaine, pourquoi devrais-je me faire du souci ?

Heureusement la vue si paisible des champs doucement vallonnés, apaise mes craintes bien futiles. De loin en loin un chalet tout en bois doré par l’âge et le soleil s’harmonise avec ce paysage de prairies et de bois touffus.

Nous avons laissé sans regret Sinaia et ses hôtels chics, ses restaurants et ses magasins de souvenirs, ses touristes en masse même en dehors de la saison hivernale. Avec soulagement nous découvrons ces collines débonnaires, ces champs où s’écoule une vie préservée, comme hors du temps.  Qu’il est bon de trotter dans ces chemins où nulle voiture ne vient nous doubler dans un hurlement d’accélération brutale. Parfois il nous arrivera de croiser quelques Dacia hors d’âge, brinquebalantes et poussiéreuses, piquetées de rouille, dont chaque roue semble vouloir vivre une vie indépendante. Hors leur nuage conséquent et irrespirable, provenant d’un pot d’échappement arrivé à la limite extrême de la survie, ce ne sont pas des véhicules dérangeants. Il faut dire que l’état des routes, enfin il serait plus honnête de parler de piste, conjugué à celui des voitures ne permet pas d’effectuer des folies !

Tant mieux pour nous ! De temps à autre nous en croisons arrêtées mélancoliquement en plein milieu du chemin, leurs capots béants sur une panne prévisible. Des hommes à la peau mate et à l’allure patibulaire s’affaire autour de l’agonisante. Toutefois il suffit d’un « Buna dimineata » de ma part et d’un hennissement sourd de la tienne pour qu’ils relèvent la tête et me lancent en souriant quelques mots aimables que je ne comprends pas, hors un « salut » bien reconnaissable !

Ils nous dévisagent, étonnés et dubitatifs tout à la fois. Ont-ils déjà vu une blonde arpentant gaiement leur campagne accompagnée d’un fier cheval espagnol gris clair et d’un chien ressemblant furieusement à… Aucune race connue ! Je crois, sans vouloir trop m’avancer que non !

Nous traversons notre premier village. Ici aussi ils semblent tout aussi déroutés par notre apparition au beau milieu de leur rue. Tout le monde nous observe les yeux ronds, les cavaliers ne semblent pas légions dans ces contrées, en tout état de cause, pas les cavalières en culotte de cheval noir et polo rouge !

Les enfants crient en nous courant après, ce qui aurait été fortement imprudent avec un tout autre cheval que toi. Tu grognes gentiment mais fermement, juste pour les prévenir que tes 500 kilos pourraient les blesser sans même le vouloir. Néanmoins tu fais parfaitement attention là où tu poses tes sabots, veillant à ne pas écraser un petit pied sous tes fers.

Des femmes, sur le devant de leur porte, s’arrêtent de papoter ainsi que d’écosser une pile impressionnante de haricots, la bouche bée sur un sourire surpris. Caïd vient les renifler, cherchant un quelque chose d’intéressant à grignoter. Ravies, elles le caressent en riant. Que pensent-elles de nous ?

Quelques vieux, un bout de mégot planté dans la bouche, nous interpellent, te jaugeant d’un œil connaisseur. Les gens ici vivent encore au rythme des animaux et les chevaux font partie de leur quotidien. Partout nous croisons de lourdes charrettes aux essieux et roues de voiture, surchargées de foin, de bois ou de sac de ciment, tirées par un, voire deux chevaux. Habitués à travailler durement, les chevaux sont tout ébahis lorsqu’ils te voient : jamais encore ils n’ont aperçu d’équidés faisant du  tourisme !  De ton côté je sens bien que tu es tout autant perturbé. Tu n’as jamais vu un de tes copains travailler en lieu et place d’un camion ! Dérouler une reprise de dressage dans une carrière impeccable, boucler un tour de jumping sans faute, tu veux bien, mais là… A tout hasard tu hennis de ton cri de lion, histoire de leur montrer que tu ne te laisses pas impressionner par leur robe baie brun luisante, leurs muscles de camionneur et leurs rubans rouges qui papillonnent autour de leur tête au rythme de leurs foulées.

Avançant dans la rue de terre battue, tu te redresses avec toute la fierté de tes ancêtres Andalous, agitant tes longs crins gris et soyeux, montant haut les jarrets et les genoux, esquissant quelques foulées de passage, juste pour épater la galerie ! Il faut dire qu’il y a là bas une bien jolie jument gris truité qui fait semblant de dormir entre les brancards de sa charrette, un antérieur attaché par une chaîne pour qu’elle ne puisse bouger. Ce serait trop bête de rater l’occasion d’impressionner les beautés locales !

Pendant que tu admires la gent féminine, je préfère plus prosaïquement contempler l’architecture, car c’est un mélange étonnant de genre, même si cela ne t’intéresse pas.  J’aperçois de petites maisons aux murs blancs où se détachent le bleu vif d’une fenêtre, des toits, en tôle neuve, éblouissants dans le soleil printanier, ou roussis par la rouille ; ces toiture à quatre pans abritent balcons ou terrasses entourés par des balustrades finement travaillées. Des portails sculptés se détachent sur des clôtures en noisetiers tressés, tandis que les façades se parent de rouge vif tout frais ou d’enduits patinés par l’âge, leur conférant de douces couleurs pastels. Partout les faîtages s’ornent fièrement de festons en zinc ou en bois, admirablement réalisés, parant ainsi la plus modeste demeure d’une véritable dentelle. Le long des palissades séparant les habitations, des massifs de fleurs pétillants de couleurs font oublier la poussière grise des rues, ajoutant aux charmes des maisons leurs coloris et leurs parfums.

Ces maisons ont une âme. Ce ne sont pas des fermes basiques et tout juste fonctionnelles, non, elles sont toutes la fierté de leur propriétaire.

Des chiens, des oies, des poules voire un ou deux cochons, vont et viennent avec une nonchalance très étudiée, dans la chaleur de la journée. Une vieille femme, un fichu sur la tête et quelques chicots encore en place dans la bouche, promène une vache grassouillette, ou bien est-ce la vache qui promène la grand-mère ? Bonne question…

Déjà nous quittons le hameau, grimpant au petit trot la route caillouteuse qui s’élance en lacets à l’assaut d’une colline, les sacoches vert foncé brinquebalant obstinément le long de tes flancs. Des vergers de pommiers dodus, couverts de fruits verts, escaladent eux aussi la pente douce, laissant toutefois bientôt la place à de nouveaux bois de hêtres et de chênes. C’est vrai qu’ici la nature, la vraie nature encore sauvage semble être partout. Un instant un papillon mordoré se pose sur l’une de tes oreilles, te prend-il pour une espèce inconnu de fleurs ? Réalisant son erreur il s’envole dans un frôlement de ses ailes de velours. Tu t’ébroues et je soupire doucement : comme Bucarest nous paraît loin ! Nous avons oublié l’agitation de sa circulation et de ses embouteillages, le bruit et la pollution, les silhouettes hideuses des blocks gris et sales, qui au garde à vous, le long d’immenses boulevards rectilignes, sont un rappel sans concession d’un autre temps.

Heureusement la Roumanie ne se limite pas à ça !

Tout en haut de la colline nous décidons tous les trois d’un commun accord, de faire la pose de midi. L’avantage avec vous deux c’est que pour manger vous êtes toujours partants !

Je mets pied à terre, heureuse de me dérouiller un peu les jambes. La vue est  incroyable. Des prairies verdoyantes ondulent moelleusement, tandis que des meules de foin toutes neuves rajoutent leurs formes rondies dans ce paysage où tout n’est que courbes harmonieuses.  Plus loin là-bas, des montagnes embrumées dressent leurs silhouettes  mystérieuses, c’est le pays de Bran, avec ses châteaux et ses citadelles imprenables. Dressé sur un éperon rocheux, ses quatre tours orientés vers les quatre points cardinaux se tient l’impressionnant Castelu Bran, là où dit-on naquit la légende d’un certain Comte de Dracula… Mais ce n’est pas le but de notre périple, nous n’irons pas vérifier la véracité de cette histoire !

Passant les rênes en corde souple par-dessus ton encolure, je t’enlève le filet  et  le pose tout baveux sur une souche. Je boucle le mousqueton des rênes servant aussi de longe, au licol en nylon rouge vif que tu portes sous ta bride et t’attache à la branche flexible d’un noisetier. De cette manière tu pourras brouter sans pour autant t’entortiller dangereusement dans la corde. Je désangle la selle d’un cran. Avec un soupir heureux tu rafles d’un seul coup de dent toute une touffe de pissenlit en fleurs, que tu mâches avec une délectation sereine.

Caïd est parti en vadrouille comme à son ordinaire. Nous ramènera-t-il un cerf pour le repas ? C’est pas gagné !

Je ne me fais pas de souci pour lui, il n’est pas loin, je le sais bien. De toute façon sitôt qu’il m’entendra remuer les sacoches et sortir mon déjeuner il rappliquera à une telle vitesse qu’on pourrait penser qu’il s’est télé transporté ! Paraît-il que les chiens n’y arrivent pas. Pour Caïd ce n’est pas si sûr, en tout cas ce qui est certain c’est que son ouïe est surdéveloppée en particulier pour détecter le moindre frémissement d’un papier d’emballage !

Je repousse mon chapeau en cuir, me félicitant de l’avoir emporté. Je craignais bêtement le mauvais temps,  c’est tout au contraire un temps chaud et un soleil presque estival qui nous accompagne. Un chapeau dans ce cas aussi peut se révéler très utile !

Tout en prenant une longue rasade d’eau tiédasse à ma gourde bosselée, je reste comme fascinée par la sérénité de ce paysage de bois et de prairies vallonnées. J’imagine les sources salées ou sulfureuses qui se cachent au sein de ces bois touffus, j’imagine des fleurs qui n’existent nulle part ailleurs ainsi que des animaux qui vivent encore libres et sauvages. Plus loin là-bas, il existe des villes étrangement médiévales où les rues pavées résonnent encore de la bravoure de chevaliers partant se battre contre les barbares et les envahisseurs. Séquelle de ces temps troublés, une église fortifiée dresse sa masse rassurante tout en murailles, posée sur une éminence surplombant un hameau. J’imagine l’atmosphère de faste et de douceur, les retables saxons pleins de couleurs et de détails, si particuliers à la religion orthodoxe.

Nous n’irons néanmoins pas visiter de monuments quels qu’ils soient, tu n’éprouves qu’un intérêt très limité pour ce genre d’activité ! Disons que ton intérêt s’estompe sitôt que tu as fini de dévorer les mauvaises herbes qui ne manquent pas de pousser dans n’importe quel lieu tant soit peu historique !

Nous préférons, profitant du beau temps, pousser notre escapade jusqu’à Fagaras, ensuite nous rêvons de monter vers Sâmbata De Jos, afin de pouvoir admirer les plus beaux Lipizzans du monde. A chacun sa vision du bonheur ! Pour nous elle se limite à des croupes rebondies sous des robes miroitantes au soleil, à des jambes fines et des regards de braise sous des crins de soie, alors pour cela oui nous sommes tous les deux sur la même longueur d’onde ! Si le temps, ce temps qui nous poursuit et nous tyrannise toujours, nous le permet, nous irons là-bas visiter le Haras de Sâmbata de Jos et cela te plaira, c’est sûr !

Me tirant de ma rêverie pleine de cavales aux robes de velours et de poulains aux yeux effrontés, galopant dans d’infinis pâturages, un aboiement rauque et furieux me fait sursauter. Mon sang ne fait qu’un tour : c’est Caïd qui m’appelle! Je laisse tomber ma gourde et me précipite à son secours. Partageant mon inquiétude tu as relevé vivement la tête, les oreilles pointées vers l’intérieur plein de pénombre de la forêt. Tu es si tendu que tu en oublies de mâcher la bouchée de pissenlit qui te sors entre tes lèvres grises en un drôle de bouquet jaune vif. Tu hennis de ton cri assourdissant, faisant vibrer l’air alentour tandis que je me précipite vers l’endroit d’où proviennent les aboiements furieux de Caïd.

Je fonce au travers de buissons de framboisiers, piétinant des touffes de fraisiers sauvages, enfin j’aperçois sa silhouette noire. Il aboie et grogne furieusement, le nez quasiment collé au sol. Se ferait-il attaquer par une taupe enragée ?

Tout en m’approchant je l’appelle. Il relève la tête, ses yeux noisettes, intelligents, me lancent un coup d’œil soulagé. Ils semblent dire : Ah, enfin te voilà ! Il fronce les sourcils et tente vainement de redresser ses oreilles irrémédiablement cassées, signes qui ne trompent pas : il a un gros souci !

Je pose ma main sur son cou. Il agite poliment sa queue poilue de blanc et repose néanmoins sa truffe sur le sol tout en grondant sourdement. Je regarde finalement l’objet de tout cet émoi, et blêmis d’un seul coup. Là, s’étend la magnifique empreinte du pied d’un ours, qui  ne fait pas du 35 fillette, ça c’est sûr !

J’attrape mon Caïd par le collier, l’entraînant à toute allure. J’ignore tout du mode de vie de ces mignons plantigrades et tout à coup je ne tiens pas à le connaître ! Je ne sais pas de quand date cette marque, mais en tout état de cause, mieux vaut déguerpir avant de vérifier son état de fraîcheur.

En moins d’une minute je t’ai resanglé, remis le filet et son mors pas très propre sur lequel tu jettes un coup d’œil désapprobateur. Hop ça y est, nous voici déjà sur le chemin que nous dévalons au galop, ce qui te console grandement.

Nous déjeunerons plus loin, tant pis. Finalement le charme de la nature sauvage s’émousse à l’idée de la rencontrer de si près !

Je lance un regard par-dessus mon épaule, effrayée à l’idée d’être poursuivie non seulement par des ours gros comme des grizzlis mais aussi par toute une meute de loups aux crocs étincelants !

Contre toute attente personne ne nous pourchasse, nous pourrions ralentir mais tu es si heureux de cet intermède, de sentir le vent siffler à tes oreilles, que je te laisse aller.

Caïd court la langue pendante à tes côtés, mettant un point d’honneur pour ne pas se laisser distancer. Je l’encourage. Tu prends ça pour toi et tu accélères un peu plus. Tes sabots claquent sur le chemin caillouteux, laissant une poussière fine qui retombera en poudrant les feuilles des arbustes alentour.

Au bout de quelques minutes nous ralentissons, afin de reprendre haleine. Tu tends l’encolure et t’ébroues fort peu discrètement, tandis que Caïd, ayant repéré une flaque d’eau, s’y vautre avec délice !

Quelques bergers nous considèrent d’un drôle d’air. Leurs moutons apeurés par notre arrivée se massent en un gros tas mouvant de laine et de bêlements. Des chiens énormes et hirsutes nous surveillent l’œil acéré et la mine patibulaire, prêts à bondir sur ces touristes vraiment trop étranges. Il faut dire qu’ils ont beaucoup de responsabilités ; Il leur faut surveiller les immenses troupeaux qui montent des vallées, provenant de nombreux propriétaires différents. Parfois, une famille envoie son unique mouton pour ces vacances à la montagne !

Je lance un « salut » enjoué, mais les bergers me considérant du même air farouche que leurs chiens, nous préférons ne pas nous attarder par ici !

Heureusement en fin d’après-midi nous parvenons sans plus d’autre mésaventure, dans le village où nous sommes vraisemblablement attendus. Nous avons marché toute la journée au milieu de cette nature exubérante et préservée. Toutefois nous serons heureux de nous reposer. Nous avons beau nous prendre moi pour Calamity Jane et toi pour Jolly Jumper, nous en avons respectivement plein les fesses et les paturons !

Au détour d’un chemin, nous parvenons dans un petit village frileusement blotti au pied d’une colline.

Un homme rentre des champs, sa houe sur l’épaule. Il nous regarde avec intérêt, sa moustache brune et fournie, frémissante de curiosité.

Nous nous approchons. Je lui demande dans mon roumain hésitant :

– Va rog, unde e casa Marianna ? (S’il vous plait, où se trouve la maison de Marianna ?)

Il nous jauge un bon moment, puis se décide avec un large sourire dévoilant ses dents jaunies de nicotine, par nous indiquer avec force de gestes la direction de la maison où nous devons loger.

– Multumesc ! (Merci) Et sur un « la revedere » (au revoir), nous prenons le chemin indiqué.

En quelques minutes nous parvenons devant un coquet chalet en bois, aux balustrades admirablement sculptées.  Des volubilis se lancent déjà à l’assaut de la palissade, qu’ils recouvriront bientôt toute entière.

Je mets pied à terre, imaginant déjà l’intérieur chaleureux de la maison, l’accueil exubérant de mon hôtesse. Evidemment il faudra que j’ôte mes boots avant d’entrer, j’ânonnerais mes quelques mots de roumain faisant rire toute la maisonnée. Le mari ou le fils peut-être te prendra par les rênes et t’emmèneront vers une pâture en contre bas de l’habitation. Ils refuseront que je vienne aider à te desseller et à te panser. Ils s’occuperont parfaitement de toi, même si mon cœur se serre de te laisser aller. Plus tard j’irais sans pouvoir m’en empêcher, vérifier comment tu es installé ! Bien sûr tu me regarderas de tes yeux noirs, me disant avec un peu de reproche tout au fond, que je n’ai nul besoin de m’en faire, tu vas très bien ! Tu soupireras lorsque je voudrais t’embrasser sur ton bout de nez tout soyeux et tu me pousseras d’un coup de tête impatient, peu enclin à toutes ces papouilleries !

Avant de frapper à la porte j’imagine, j’en perçois déjà les odeurs alléchantes, le repas copieux qui nous attend. Je vois déjà les sarmalets (rouleaux de feuilles farcies) dodus et savoureux, avant toutefois nous goûterons sûrement une ciorba (soupe) peut-être un velouté de haricots saupoudré de paprika ? J’en salive d’avance ! Notre déjeuner nous semble bien loin à présent ! J’imagine les fromages onctueux fabriqués par notre hôtesse elle-même. Pour digérer le tout nous aurons une ceaie (infusion) mais je refuserais l’alcool fabriqué maison !

Tout le monde sera curieux de notre histoire, étonné de voir une française dans leur petit univers paisible. Les voisins viendront sans doute me parler, les enfants me grimperont sur les genoux une fois que je leur aurais donné les quelques bonbons que j’ai emportés. La soirée se poursuivra dans les rires, et nous ne nous apercevrons même plus de notre fatigue. Caïd trouvera nombres d’admirateurs qui le gaveront de bouts de jambon ou de salami. Il ira ensuite terroriser quelques poules puis converser avec les chiens de la maison, qui seront ébahis de rencontrer un chien ne parlant que le français !

Alors sans souci je frappe à la porte ouvragée, certaine que tout se passera de cette manière.

Et demain, oui demain nous irons tous les trois à Sâmbata de Jos…

 Je dédis ce texte à Manouche, mon fidèle compagnon pendant plus de vingt ans,  parti par une belle matinée d’été rejoindre les prairies éternelles où il galope en compagnie de Caïd…